À propos de Jean Clottes

On ne présente plus Jean Clottes, préhistorien, conservateur général du Patrimoine honoraire au Ministère de la Culture. 

Né le 8 juillet 1933 dans le département de l’Aude (France), ce spécialiste de l’art préhistorique internationalement reconnu a imprimé sa marque tant sur l’espace scientifique que sur l’espace médiatique. Illustrant son souhait militant d’une diffusion des connaissances au plus grand nombre, sa présence médiatique a été constante depuis les années 1990 et, pour le grand public, son nom résonne presque comme celui d'un proche tant il fut sollicité pour raconter et expliquer les découvertes d'art préhistorique. Mais ses collègues évaluent mieux que le grand public le travail de terrain, constant et difficile, qui est nécessaire pour délivrer une information claire et précise au fil des avancées méthodologiques et pratiques d'une discipline aussi changeante que l’archéologie préhistorique. 


Cette connaissance s’est construite au long cours d’une vie de recherche vouée à l’art de la Préhistoire. Elle est distillée au travers de centaines de publications en France et surtout à l’étranger. Les chercheurs, et pas uniquement ceux qui se consacrent à l’étude du Paléolithique, savent qu’il faut souvent revenir aux textes de Jean Clottes, qui sont une source intarissable de données factuelles analysées selon des points de vue d’une profonde originalité - deux ingrédients indispensables pour qui souhaite ne pas se cantonner au seul enregistrement des faits et pratiquer l’exercice, plus téméraire, de la recherche fondamentale. Comme le rappelle justement Jean Clottes, l’enregistrement des faits bruts n'est pas une fin en soi et nous devons déboucher sur des explications qui sont le but de toute recherche.

Se devant d’honorer le nom qu’elle porte, la base Jean-Clottes – représentations animales de la Préhistoire, a précisément été conçue pour concilier cet objectif scientifique avec l’impératif de sa diffusion auprès du grand public. 


Cette double qualité de Jean Clottes - attractif sur le plan médiatique et influent sur le plan scientifique - tient à son total engagement dans la science préhistorique [biographie], à son une infatigable activité de chercheur et, surtout, à un enthousiasme que rien ne peut freiner. Ces caractéristiques lui ont permis de mener à bien des tâches administratives importantes, comme celles qu’il a assumées en tant que directeur des antiquités préhistoriques de Midi-Pyrénées (1971-1991, [Témoignages J. Jaubert & J.-P. Giraud] ou comme conseiller scientifique à la sous-direction de l’archéologie (1992-1999). Homme de principe, Jean Clottes a su prendre des responsabilités au terme desquelles des enjeux patrimoniaux pouvaient être décisifs. Ses décisions ont toujours été conditionnées par la volonté de conservation et de protection du document préhistorique. Cette orientation s’est du reste largement révélée sur le terrain avec la direction de l’étude de grottes aussi importantes que Niaux, Le Réseau Clastres [Témoignages St. Thiébault et M. Otte], Le Placard, Enlène, Cosquer ou Chauvet-Vallon Pont d'Arc. Son rayonnement à l’étranger est également à souligner. Il est intervenu sur des sites à travers le monde, de l’Amérique du Nord au désert du Sahara, de l’Inde à l’Australie [Témoignage de R. Bednarick].

Ces sites ont constitué autant de jalons sur un itinéraire professionnel, au cours duquel de nombreuses marques de reconnaissance lui ont justement été accordées. La liste est trop longue pour être détaillée dans cette courte présentation, mais on ne saurait oublier qu’il a participé au Conseil supérieur de la recherche archéologique (1979-1995) et à la Commission supérieure des monuments historiques, dans la section grottes ornées (1979-2002), qu’il est Président d’honneur de la Société préhistorique française depuis 1993, mais aussi expert international auprès du Conseil international des monuments historiques et des sites (ICOMOS) et de l’UNESCO ainsi que membre du conseil scientifique de l’IFRAO (International Federation of Rock Art Organisations). 


Aline Averbouh et Karoline Mazurié

 

Citer ce texte : Averbouh A. et Mazurié K. 2022. A propos de Jean Clottes  in : Averbouh A., Feruglio F. & Plassard F. Dir. Base Jean-Clottes, Les représentations animales de la Préhistoire (BJC), mis en ligne le 15 Novembre 2022. https://animal-representation.cnrs.fr/s/bjc/

 


 

Biographie : Jean Clottes. Ecce homo : une vie au service d'une passion

 

Cette courte biographie a été rédigée par l’auteur pour clore l’ouvrage « Bouquetins et Pyrénées » dédié à Jean Clottes. Pour une biographie détaillée, consulter : Clottes J. et Semonsut P., 2015. Jean Clottes, un archéologue dans le siècle : entretiens avec Pascal Semonsut, Arles, Errance, 223p.

 

Dans les entretiens que nous avons menés voilà quelques années [1], Jean Clottes le reconnaît : « […] je ne m’intéresse pas qu’à la Préhistoire […]. Je m’intéresse ainsi beaucoup à la politique, sans adhérer à un parti. Je lis beaucoup de romans, j’écoute de la musique, j’aime marcher en montagne ou à la recherche de champignons [2], faire du ski [mais il est vrai que] je n’ai pas d’autre passion que la Préhistoire » (Semonsut 2015 p. 178). Jean Clottes est l’homme d’une passion, celle pour les commencements de notre espèce, celle surtout -et c’est dans ce domaine-là qu’il se fait connaître du grand public à partir des années 1990- de l’art paléolithique, pariétal et mobilier. Doit-on, pour autant circonscrire ce scientifique, cet homme à cet unique sujet ? Sont-ce les commencements seulement qui l’attirent ou, derrière ces origines, ces balbutiements souvent géniaux, l’Homme lui-même, l’Homme libéré du temps, l’Homme dans ce qu’il a de plus profond, dans ce qui fait la base de la condition humaine ? Se rapprocher des temps premiers n’est-ce pas, pour Jean Clottes, le moyen le plus sûr, le plus direct, de se rapprocher des temps fondateurs ? La question  mérite d’être posée, et cela pour au moins deux raisons : d’une part, Jean Clottes lui-même l’admet quand il explique que si ce qui l’intéresse « au départ, c’est plutôt l’homme préhistorique », il ajoute immédiatement que « même [s’il] ne le fai[t] pas dans ce but, [son] travail sur l’homme préhistorique [le] conduit irrésistiblement vers l’Homme en général » (Ibidem, p. 177) ; d’autre part, ce qu’il reconnaît lui-même être son “tournant ethnologique”, contemporain de ses premiers voyages en Inde dans les années 2010, semble l’attester, nous y reviendrons. Jean Clottes est une personnalité complexe, multiforme. Si c’est le savant qui lui fait faire ses pas, c’est l’humaniste qui lui indique la voie. Cette contribution ne pourra qu’effleurer cette complexité, se contentant de marquer les étapes qui nous paraissent majeures dans une vie bien remplie. Puisse le lecteur nous en excuser[3].

Jean Clottes naît le huit juillet 1933 à Espéraza, un petit village de l’Aude, d’une mère, fille d’émigrés espagnols ayant fuit la guerre civile, qui tient un petit commerce de bonneterie, et d’un père, comptable puis fondé de pouvoir dans une chapellerie, tous deux très impliqués dans la vie paroissiale de leur commune. Au contact de sa grand-mère maternelle, qui parle un mélange de français et d’espagnol, il prend « inconsciemment le sens de la langue » (Ibidem, p. 40). Cela le dirige vers des études d’anglais à l’université de Toulouse. Il y est profondément marqué par l’enseignement de Robert Merle, l’auteur, entre autres titres, de Week-end à Zuydcoote, qu’il considère comme l’un de ses mentors, avec les préhistoriens Louis Méroc et Léon Pales. Il obtient le CAPES d’anglais en 1957. C’est donc en tant que professeur d’anglais qu’il quitte l’Aude pour l’Ariège, plus précisément son chef-lieu, Foix, en 1959. Ce département et cette ville, il ne les quittera plus jamais, sauf ponctuellement, lors de ses nombreux voyages. Il a avec ce territoire d’adoption une relation très forte, presque charnelle. Il en connaît ses hauteurs comme le plus profond de son épiderme : « j’ai fait des randonnées en montagne, je marchais au moins une fois par semaine pendant deux heures ou plus. J’admire et j’aime ce paysage que je vois tous les jours de ma fenêtre. Et puis, il y a les grottes ! J’ai fouillé dans l’Ariège, j’ai étudié Niaux, Enlène, Les Trois-Frères, Les Églises…Alors, oui, j’y ai des racines ! » (Ibidem, p. 31). Son livre La vie et l’art des Magdaléniens en Ariège (Clottes 1999) est, bien entendu celui d’un préhistorien, mais peut-être doit-il être d’abord considéré comme une déclaration d’amour pour un territoire, son territoire. Des liens très forts l’unissent également au Parc de la préhistoire de Tarascon-sur-Ariège : il y a d’ailleurs inauguré, en juillet 2009, le Centre de Ressources Jean Clottes, ainsi nommé parce qu’il a légué au parc ses livres, archives et diapositives. Cet arpenteur de la Préhistoire, ce cosmopolite par la science est un amoureux pyrénéen. Comment alors ce professeur d’anglais, cet ”Ariégeois cœur fidèle”, pour pasticher une célèbre série télé des années 1970, s’est-il mué en préhistorien, et l’un des plus grands de sa génération ?

 

Grâce à un loisir, un hasard et un échec. Jean Clottes vient à la Préhistoire par la spéléologie, conduit, en cela, par son père, membre fondateur du spéléo club de l’Aude et de l’Ariège. Lors de ses excursions souterraines, il trouve des tessons de poteries, des ossements qui entretiennent chez lui une « curiosité latente » et activent son imagination (Semonsut 2015 p. 54). Lors de ses études à l’université Toulouse, il apprend, par hasard, que des cours de préhistoire y sont donnés et assiste, toujours par curiosité, à celui de Louis Méroc [4] se disant que, lorsqu’il aurait du temps, il s’y intéresserait davantage. Devenu professeur certifié d’anglais, il est deux fois admissible à l’agrégation, échouant de peu à sa deuxième et dernière tentative. Cet échec le perd pour l’enseignement de la langue de Shakespeare mais le sauve pour l’étude de Cro-Magnon, et cela pour deux raisons. D’une part, cela lui assure un bilinguisme total ce qui lui permettra, par la suite, aussi bien de lire que de publier en anglais. D’autre part, il a désormais du temps : il s’inscrit au cours de Louis-René Nougier [5], passe le Certificat d’archéologie préhistorique en candidat libre, puis, sur sa suggestion, continue en thèse qu’il soutient en 1975 sur le mégalithisme en Quercy. Avant d’être le spécialiste de l’art paléolithique que l’on connaît, Jean Clottes a d’abord été un néolithicien reconnu. D’où vient alors la mue paléolithicienne ? Encore une fois, du hasard. Si l’essentiel de ses travaux le portent alors vers le Néolithique, le Paléolithique n’est pas absent de ses pratiques et interrogations. En 1964, il commence la fouille de la grotte des Églises, conduit par la découverte, dans ses éboulis, de vestiges du Néolithique et de l’Âge du bronze. Sous une couche du Bronze moyen, il met au jour un important habitat du Magdalénien final. Il continue, bien évidemment, jusqu’à la thèse, mais cette découverte fortuite l’amène à abandonner définitivement les mégalithes après la soutenance pour se consacrer, tout aussi définitivement, à l’étude du Paléolithique. Il l’admet volontiers : s’il n’avait fait cette découverte, il serait resté dans le domaine du mégalithisme.

 

Différents postes et fonctions vont alors se suivre et se multiplier des décennies durant, décennies pendant lesquelles il est accompagné, plus, soutenu par son épouse Renée, « un réel appui non seulement pour les enfants mais aussi pour [lui] puisque cela [lui] a permis de travailler autant que nécessaire »[6] (Ibidem, p. 55).Correspondant départemental chargé du Lot, auprès de Louis Méroc directeur des Antiquités Préhistoriques de Midi-Pyrénées, dès les années 1960, il lui succède à ce poste en 1971. De son aveu même, c’est la grande chance de sa vie. De cette nomination, il en garde un souvenir dont la modestie n’a d’égale que la netteté : « Lorsque j'ai été nommé Directeur, j'ai été choisi parmi dix-sept candidats, dont plusieurs éminents préhistoriens […]. Cela s'est finalement joué entre moi et un maître-assistant de l’Université de Bordeaux, […], soutenu par l’illustre professeur François Bordes. Les autres patrons n'ont pas vu cette candidature d'un bon œil car Bordes était alors directeur d'un grand laboratoire au CNRS, professeur à l'université de Bordeaux et Directeur des Antiquités Préhistoriques d'Aquitaine. Il cumulait déjà beaucoup de pouvoirs et nommer son candidat lui en aurait donné trop, à leur avis. L'Aquitaine, c'était Bordes : Midi-Pyrénées ne devait pas tomber entre ses mains. J'ai eu de la chance, car je n'avais commencé à fouiller que huit ans auparavant et je n'avais pas encore soutenu ma thèse. Louis Méroc m'a beaucoup appuyé, mais c'est le docteur Pales [7] qui a joué le rôle déterminant dans ma nomination. Toutes proportions gardées, j’ai un peu été un pion dans une bataille de géants… » (Ibidem, p. 60). Cumulant, quatre longues et épouvantables [8] années cette activité avec celle de professeur de lycée, il quitte définitivement l’enseignement pour se consacrer à temps plein à ses fonctions directoriales de 1975 à 1991. Il siège, de 1979 à 1995, au Conseil Supérieur de la Recherche Archéologique. Les années 1990 sont également celle de sa présence au sein de l’ICOMOS [9] en tant que président de son comité international d’art rupestre. À ces fonctions officielles, il faut en ajouter d’autres, peut-être moins officielles, mais tout aussi importantes aux yeux de Jean Clottes : celles qu’il occupe au sein de multiples associations et sociétés savantes, comme la Société des Études du Lot, la Société Préhistorique Ariège-Pyrénées, la Société Préhistorique de France dont il est, pour toutes trois, président d’honneur et, à l’étranger, les fondations Bradshaw et Leakey, ou le Trust for African Rock Art.

Dans ses différents postes et fonctions, Jean Clottes va être animé d’une volonté farouche : la recherche des causes, le pourquoi des choses. Il s’en explique dans son livre au titre en forme de programme Pourquoi l’art préhistorique ? : les hommes préhistoriques « sont si loin de nous et cette distance immense les fait paraître si étranges que la recherche de leurs motivations et, à plus forte raison, celle de la signification de leurs dessins semble vouée à l’échec. J’ai très longtemps partagé ce scepticisme, qui est celui de la plupart de mes collègues » (Clottes 2011 p. 11). Ce n’est plus le cas, car c’est bien « le propre de l’Homme de se poser des questions. Il peut apporter des réponses scientifiquement discutables, […] mais, qu’importe, il s’y essaie » (Semonsut 2015 p. 20). Pour comprendre, pour atteindre au pourquoi, Jean Clottes emprunte trois voies royales : la fouille, le relevé d’art et le voyage. Les fouilles « ont tenu une place essentielle, et je ne le regrette pas, car le contact étroit du terrain est irremplaçable ! J’ai effectué des fouilles toute ma vie et, si je me suis arrêté délibérément avec la grotte du Placard, il y a vingt ans, c’est parce que je me suis dit que je n’arriverais jamais à publier tout ce que j’avais déjà fait. J’ai dirigé de nombreux chantiers et j’aimais ça, mais je ne me contentais pas d’organiser et de diriger : je participais aussi directement aux travaux de fouilles » (Ibidem, p. 99). Le relevé d’art pariétal est « comparable à la fouille. Une couche est, elle aussi, infinie. Tout relever est impossible, vous n’allez pas noter chaque grain de poussière. De cette réalité infinie, vous devez, à l’aide des critères que vous jugez les plus efficaces, éliminer ce qui vous paraît peu pertinent pour faire apparaître la réalité préhistorique, tout au moins celle que vous recherchez. Vous devez faire des choix » (Ibidem, p. 105). On se contentera du tableau suivant pour montrer la place et la diversité de ces deux activités maîtresses dans le travail de Jean Clottes.

Cinquante ans de fouilles et relevés d’art pariétal

Voyager est une autre façon pour Jean Clottes de comprendre. Sa soif de savoir l’a conduit sur tous les continents, dans des pays et des régions aussi divers que le Maroc, le Mexique, la Sibérie russe, la Thaïlande ou la Nouvelle Zélande sans oublier la quasi-totalité des pays européens. Le préhistorien voyageur qu’il est « ne pense pas que notre cerveau soit si différent de celui des Magdaléniens, mais il est vraisemblable que nos façons de considérer le monde diffèrent. Or, il est possible d’approcher leur pensée grâce aux peuples traditionnels, pour qui tout est vivant, significatif, tels les aborigènes d’Australie ou » (Ibidem, p. 111) ces Touaregs qu’il aime tant et dont il est l’un des leurs sous le nom d’Almawekil, ce qui signifie « Notre représentant respecté », depuis son baptême au Niger en 2006 [10].

 

Une fois qu’il a compris, le devoir de l’homme de science est alors d’expliquer, d’exposer. Cette mission, Jean Clottes la fait sienne au travers de manifestations scientifiques qu’il dirige comme le Congrès de la Société Préhistorique Française tenu en 1979, le Symposium sur l’art mobilier de Foix en 1987 et, dernier en date, le Congrès de la Fédération Internationale des Organisations d’Art Rupestre (IFRAO) à Tarascon-sur-Ariège en 2010. Rassembler sa pensée dans un livre ou un article compte également beaucoup, son abondante bibliographie est là pour l’attester. Quand on lui demande quels sont parmi ses ouvrages ceux qui comptent le plus pour lui, il cite sa thèse qui lui a « beaucoup coûté (dans tous les sens du terme !) », Pourquoi l’art préhistorique ? « car il fait le tour de sa pensée », Le musée des roches qui lui « a demandé beaucoup de temps et de travail car il porte sur l’art préhistorique mondial », Les chamanes de la Préhistoire du fait des polémiques qu’il a suscitées et Des images pour les dieux (Ibidem, p. 124-125) qui inaugure son tournant ethnologique. Enfin, il est aussi au service de la pensée des autres chercheurs comme directeur de collections (« Arts rupestres » aux éditions du Seuil et « Histoire de la France préhistorique » à La maison des roches) ou responsable éditorial d’INORA, une lettre internationale d’informations sur l’art rupestre bilingue français-anglais.

 

Comprendre, comme expliquer, n’est, chez Jean Clottes, en rien antinomique à ressentir et c’est au contact des œuvres d’art que le préhistorien laisse souvent la place, au moins dans un premier temps, à l’homme, que la science s’efface provisoirement devant l’émotion : « Il m’est arrivé trois fois dans ma vie d’avoir les larmes aux yeux d’émotion lors de premières rencontres avec certaines œuvres d’art préhistoriques. D’abord, devant les bisons d’argile du Tuc d’Audoubert ; la deuxième fois lorsque j’ai découvert Lascaux (au printemps 1960 avec Jacques Marsal, l’un de ses découvreurs) ; la troisième, devant les quatre chevaux de Chauvet, d’autant que j’étais le premier préhistorien à les voir. Beaucoup d’éléments entrent en jeu : le choc esthétique, le sentiment de fragilité - les bisons d’argile du Tuc sont là depuis 16 000 ans environ, si on les touchait ils s’écrouleraient -, la présence de l’artiste (nous avons en effet l’impression que les Magdaléniens ont fait cela hier) et le cadre. Ce que j’ai ressenti à Chauvet peut s’apparenter au choc qu’éprouverait un spécialiste de Van Gogh découvrant plusieurs de ses tableaux, jusqu’alors inconnus, dans un grenier. Tout cela n’a rien de scientifique, c’est de la pure émotion » (Ibidem, p. 25). Outre ces sites, Jean Clottes est profondément marqué par les grottes de Niaux et Cosquer. Si, pour la grotte Cosquer, cela vient essentiellement de ce qu’il a dû apprendre à plonger, à l’âge de soixante-dix ans, son rapport à Niaux est beaucoup plus intime comme il s’en explique dans Voyage en préhistoire : « j’ai dû aller dans Niaux des centaines de fois et c’est sans doute la grotte que je connais le mieux, dans ses moindres recoins. Au cours de ces visites, je n’ai pas fait de découverte spectaculaire de nouveaux animaux ou signes, mais j’en suis arrivé à sentir la grotte et à discerner les choix faits par les Magdaléniens » (Clottes 1998 p. 24).

           

De cette vie tracée à grands traits -trop grands traits pour l’embrasser dans toute sa subtilité- qu’en retenir ? Quel bilan en faire ? Et bien, justement, c’est de n’en point faire. Conclure est impossible, car rien n’est achevé. Comme Jean Clottes le dit lui-même : « Je suis un éternel étudiant » (Ibidem, p. 37). Son nouveau sujet et théâtre d’étude est désormais l’Inde. Dans un mouvement inverse à celui d’André Leroi-Gourhan, envers qui il a beaucoup d’admiration, estimant que les bases sont acquises et qu’il ne peut plus rien trouver de neuf pour nourrir sa réflexion dans les grottes préhistoriques, poussé également par le temps qui fuit, il délaisse la préhistoire pour l’ethnologie, les Magdaléniens ariégeois pour les Indiens du Madya Pradesh. Mais tourne-t-il vraiment la page ? Renonce-t-il à quoi que ce soit ? Bien sûr que non, il cherche encore et toujours ce qui fait que nous sommes nous. Si une page est tournée, le livre est toujours le même. Si la route a changé, la direction reste identique : elle indique l’Homme.

 

Pascal Semonsut

 

Citer ce texte : Semonsut P. 2021, Jean Clottes. Ecce homo : une vie au service d'une passion, In Averbouh A., Feruglio V., Plassard F. et Sauvet dir. Bouquetins et Pyrénées. Tome I De la Préhistoire à nos jours. Offert à Jean Clottes, conservateur général honoraire du Patrimoine, Aix-en-Provence : Presses Universitaires de Provence, PréMed, 311-314.

 

 

[1] Sauf mention contraire, les citations présentées dans cette contribution sont tirées de Clottes & Semonsut 2015

[2] L’auteur de ces lignes en fut le témoin à deux reprises, en bord de Loire et dans les montagnes surplombant Foix.

[3] Le lecteur désirant avoir un exposé un peu moins impressionniste et sous la plume de l’intéressé lui-même pourra se référer à l’introduction qu’il a rédigée pour son recueil d’articles : Clottes 1998 p. 5-37.

[4] 1904-1970. Magistrat, élève du Comte Bégouën, il lui succède au cours public de Préhistoire à l’université de Toulouse. Il découvre, en 1951, un habitat néolithique à Villeneuve-Tolosane, que Jean Clottes fouillera par la suite. En plus de son activité de magistrat, il exerce, bénévolement, celle de Directeur des Antiquités Préhistoriques de Midi-Pyrénées et siège plusieurs années au Conseil Supérieur de la Recherche Archéologique.

[5] 1912-1995. Il obtient en 1948 le premier doctorat de préhistoire en France et inaugure, en 1950, la première Chaire d’archéologie préhistorique créée en France, à la faculté des Lettres de Toulouse. Sa carrière est marquée par la découverte, en 1956, avec Romain Robert, des gravures et peintures de la grotte de Rouffignac (Dordogne).

[6] C’est à elle qu’il dédie son livre qu’il considère majeur : Pourquoi l’art préhistorique ?  

[7] 1905-1988. Médecin colonel de l’armée française, sa thèse de doctorat en médecine, Paléopathologie et pathologie comparative, soutenue en 1929, fait toujours référence en ce domaine. Il est nommé sous-directeur au Musée de l’Homme en 1951. En 1957, il quitte l’armée et le Musée de l’Homme pour le CNRS.

[8] Le mot est de Jean Clottes : voir Semonsut 2015 p. 59

[9] Cette organisation non gouvernementale travaille pour l’UNESCO en instruisant les dossiers des demandes d’inscription de sites sur la Liste du patrimoine mondial.

[10] Ce baptême est mentionné dans le CV de Jean Clottes, au même titre que ses diverses distinctions, comme la Légion d’honneur. Autre preuve de son attachement à ce peuple, il fait éditer aux éditions du Seuil, en 2003, un recueil de contes touaregs au nom de son ami Sidi Mohamed Iliès intitulé Contes du désert.